La fin d’année 2022, malgré les tensions sécuritaires persistantes dans différentes régions du monde, a vu la conclusion de plusieurs accords clés : à l’échelle internationale avec l’accord de Kunming-Montréal dans le cadre de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique, mais aussi à l’échelle européenne où la présidence tchèque a permis un accord décisif entre États membres et Parlement sur les instruments fiscaux et douaniers qui concrétisent l’ambition de réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’UE pour 2030. Comment interpréter ces succès diplomatiques ? Est-ce un tournant structurel en faveur de l’action environnementale ? Il est encore trop tôt pour le dire, et surtout, il faut tenir compte du fait qu’entre un accord intergouvernemental et la mise en œuvre concrète des politiques publiques, il y a toute l’épaisseur de la vie politique nationale et locale, indispensable pour une véritable accélération de l’action en faveur de l’environnement. Ce billet de blog passe en revue quatre tendances clés qui expliquent les succès diplomatiques engrangés en 2022 et à la conjonction desquelles l’année 2023 constituera une fenêtre d’opportunité : si les acteurs publics et privés savent s’en saisir, cela pourrait être le véritable moment d’accélération de la transition dont la science nous dit à quel point il est urgent de l’enclencher.
Quoi qu’il en coûte : un changement de doctrine sur l’intervention de l’Etat, entre opportunités et risques de conflits commerciaux
Les conséquences socio-économiques de la pandémie de Covid-19, de l’invasion russe de l’Ukraine et de la crise sur les prix de l’énergie ont conduit à entériner un changement de doctrine en matière d’intervention de l’État dans les affaires économiques : les soutiens économiques massifs, aux investissements productifs et aux usages de l’énergie, liés aux plans de relance ou à la réduction de l’inflation, sont les éléments clés d’un compromis permettant de faire passer des accords sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, comme on l’a vu avec la loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA) ou avec le paquet Fit for 55 de l’Union européenne. Si l’ambition européenne en matière de climat a bien résisté aux crises, parce qu’elle est fortement compatible avec la sécurisation énergétique, on ne peut cependant pas en dire autant en matière de transformation du système agricole et alimentaire et notamment en matière de protection de la biodiversité : la stratégie De la fourche à la fourchette est soumise à un feu nourri de critiques sur les pertes de rendement qu’elle pourrait entraîner, sans prendre en compte ses effets systémiques de montée en gamme de l’ensemble de l’agriculture du continent.
Plus largement, dans l’Union européenne, une réforme de la gouvernance macroéconomique est maintenant engagée. Elle devrait permettre de garantir la capacité des États membres à engager les investissements publics nécessaires pour la transition écologique. Le « quoi qu’il en coûte » ne pourra s’installer comme un régime permanent, mais le réalisme politique actuel conduit à remettre en cause des doctrines macroéconomiques qui semblaient durablement établies. C’est notamment le cas, vu l’ampleur des programmes américain et chinois de soutien aux secteurs économiques, des aides d’État, considérées jusqu’ici autant au sein du marché commun européen qu’en matière de relations commerciales entre régions du monde comme des distorsions majeures du libre-échange. Si on peut se réjouir des options qui s’ouvrent ainsi pour soutenir des accords politiques ambitieux pour la transition, il devient urgent d’éviter que cela ne donne lieu à une fuite en avant et que ne se mette ainsi en place une nouvelle conflictualité entre grands partenaires commerciaux mondiaux, voire entre États membres au sein de l’UE : cela demandera du dialogue, de nouvelles capacités diplomatiques et de nouveaux équilibres, pour éviter que les relations commerciales ne se réduisent à la seule dimension de concurrence et de compétition économique pour attirer les investissements, au détriment de la coopération, indispensable en matière d’environnement et de réduction des inégalités. C’est d’autant plus essentiel que de très nombreux pays du Sud font face à une situation financière extrêmement grave, qu’il s’agisse des moins avancés, des plus vulnérables au climat, mais aussi de ceux qui étaient en train d’émerger économiquement avant la succession de crises récentes.
Le risque de décrochage économique du Sud toujours sur le fil du rasoir
Même si l’année 2022 a vu des progrès manifestes en matière de gouvernance multilatérale de l’environnement, comme l’accord de Kunming-Montréal sur la biodiversité, certains experts du Sud comme Sunita Narain dans l’édition 2023 de l’État de l’environnement en Inde la jugent à l’inverse catastrophique : conflits pour la sécurisation énergétique, impacts du changement climatique (un événement climatique extrême pour chaque jour de l’année 2022 rien qu’en Inde), extrême vulnérabilité des pays du Sud.
Du point de vue de la gouvernance mondiale, 2022 semble surtout avoir été marquée par une série de signaux, tous nécessaires mais néanmoins insuffisants, de solidarité internationale des pays du Nord (et en particulier ceux du G7) vis-à-vis des pays du Sud. Les besoins massifs d’investissement au Sud sont criants, pour relancer l’économie et sortir de la conjonction de crises liées à la Covid 19 ou à la montée des prix de l’énergie ou de l’alimentation, et à un moment où ces pays doivent créer des emplois et donc un secteur industriel solide pour une population active en très forte croissance. Face aux montants extrêmement importants déployés au Nord ou en Chine, ces pays n’ont qu’une très faible capacité publique à financer les investissements, et les flux financiers internationaux semblent plutôt les déserter, selon un rapport de l’OCDE.
Se pose une question criante et fondamentale de justice, qui pourrait être renforcée encore si les pays du Sud étaient les perdants collatéraux de la compétition et des conflits entre les pays occidentaux, la Chine et la Russie. Mais les grandes puissances économiques, même obsédées par leurs rapports de force, ne peuvent pudiquement détourner les yeux de la situation au Sud, au-delà même de l’argument moral. Qu’ils soient considérés comme de futurs marchés, des alliés potentiels à l’ONU ou d’indispensables fournisseurs de matières premières critiques, les pays du Sud ont fait compter leurs voix en 2022. Le risque d’un blocage des négociations internationales a été évité car les pays du Sud se sont déclarés satisfaits, au moins provisoirement, des premiers signaux envoyés par les pays du Nord sur la solidarité financière : suffisamment en tous cas pour ne pas bloquer les accords en matière environnementale comme celui de la COP 15, ou sur la COP 27 en ayant obtenu la création d’un fonds ad hoc sur les pertes et préjudices destiné à venir en aide au pays les plus durement touchés par les conséquences désastreuses des changements climatiques déjà en cours.
Mais les négociations à la COP 27 et à la COP 15 pourraient ressembler à un « deal » entre une demande d’ambition environnementale des pays du Nord contre une demande de solidarité financière du Sud, opposition infructueuse qui avait pu être dépassée en 2015 avec les Objectifs de développement durable et l’Accord de Paris sur le climat. Le risque de blocage reste donc très présent en 2023, d’autant que la situation économique et financière des pays du Sud est objectivement toujours extrêmement préoccupante.
C’est tout l’enjeu d’un « nouveau pacte financier », au cœur du sommet organisé en juin 2023 à Paris à l’initiative de la France. Mais cet agenda comme celui de la dette des pays vulnérables seront aussi largement traités dans le cadre de la présidence indienne du G20 et de la réforme des institutions financières internationales (Banque mondiale et banques multilatérales de développement, Fonds monétaire international) dans le cadre de l’Agenda de Bridgetown lancé par la Première ministre de La Barbade ou du processus lancée par la secrétaire américaine au Trésor en octobre 2022 aux assemblées annuelles de ces institutions.
L’année 2023, mi-parcours des Objectifs du développement durable qui sont l’objet politique central en matière de coopération internationale pour les pays du Sud, sera donc celle du quitte ou double en matière de solidarité internationale.
Les signes d’un leadership politique mondial partagé qui conjure pour l’instant le risque de la fragmentation
Les rivalités géopolitiques risquaient de donner raison à un scénario de fragmentation du monde et d’affrontements, plutôt que d’une nouvelle capacité de leadership trouvant son sens au sein des institutions multilatérales. L’année 2022 semble plutôt avoir donné les signaux d’un apprentissage de ce que pourrait être un leadership mondial partagé entre les différentes régions du monde. Les positionnements des pays changent. Les coalitions pour l’ambition environnementale sont copilotées entre pays du Nord et pays du Sud. La présidence de la COP 15 a été assurée en tandem, et de manière visiblement efficace, par la Chine et le Canada, pourtant en conflit diplomatique ouvert.
Des pays émergents assument ainsi plus clairement le leadership environnemental, comme la présidence chinoise de la COP 15 l’a démontré après deux ans d’une posture plutôt silencieuse et en retrait, et elle a dû assumer les difficultés de cette posture de leadership en trouvant une solution ajustée avec la République Démocratique du Congo pour que soit accepté un accord trouvé à l’arraché. D’autres pays émergents veulent être perçus comme des « champions » : l’Inde, par exemple, avec la priorité donnée dans sa présidence du G20 aux enjeux de modes de vie et de sobriété ; mais aussi la Colombie, qui encore une fois, après Rio+20 en 2012 où elle avait été l’un des pays à l’initiative des Objectifs du Développement durable comme compromis entre Nord et Sud, a mis sur la table ce qui a permis de faire l’accord à la COP 15, soit le fonds ad hoc pour la biodiversité, demandé par les pays du Sud, positionné sous l’égide du GEF, fonds privilégié par les pays du Nord. Après l’Indonésie, puis l’Inde, ce sera le tour du Brésil puis de l’Afrique du Sud : ces pays émergents pilotent le G20 pour une séquence pluriannuelle qui mettra à l’épreuve leur capacité à exercer leur leadership pour la coopération dans un monde de crises et de conflits.
Par ailleurs, les pays du Sud les plus pauvres et les plus vulnérables, et notamment en Afrique, continueront de faire entendre leur voix de manière très forte, et les pays développés, l’Union européenne au premier chef, mais aussi les émergents, auront tout intérêt à continuer à reconstruire des relations équilibrées avec ces pays. Le leadership partagé à l’échelle mondiale, dont l’apprentissage se fait progressivement, ne se développera qu’à deux conditions clés :
- la capacité à organiser des dialogues francs et honnêtes, acceptant les désaccords et les divergences de vue tout en réussissant à faire émerger les points d’accord (c’est par exemple l’enjeu clé de la plateforme Ukȧmȧ entre think tanks africains et européens sur la transformation des économies vers le développement durable ; c’est aussi la proposition de Sunita Narain comme seule issue à des perspectives sinon très conflictuelles entre Nord et Sud) ;
- au-delà des réformes des institutions financières internationales, que beaucoup de pays du Sud pointent comme nécessaires mais néanmoins insuffisantes, la capacité à identifier de nouvelles sources de financement public.
L’indispensable recherche de solutions innovantes : saisir les opportunités d’une année encore très ouverte
La séquence de « polycrises » qui s’enchaînent constitue aussi une fenêtre d’opportunité en ce qu’elle rend crédibles politiquement des propositions qui paraissaient impensables précédemment, trop utopiques ou trop difficiles à négocier. En particulier, les besoins de financement des pays du Sud sont tellement importants, et les capacités de l’aide publique au développement trop limitées. De nouvelles ressources générant du financement public doivent être aussi recherchées, et c’est l’un des enjeux du sommet de juin 2023 sur le nouveau pacte financier international. C’est un moment clé pour explorer la faisabilité technique et politique d’outils fiscaux d’échelle internationale comme la taxe sur les transactions financières ou une taxe sur l’aviation ou la navigation maritime : l’OCDE a ouvert la voie en 2021 avec la négociation d’une taxation minimale des 15 % des entreprises multinationales. L’année 2023 reste donc très ouverte, et réussir à faire bouger les lignes en matière de justice et de solidarité internationale pourra directement ou indirectement rendre possibles des avancées clés en matière d’environnement.