L’approche « une seule santé » (One Health) intègre la santé des personnes, des animaux et des écosystèmes. Elle élargit le champ de la santé pour prendre en compte la sécurité alimentaire, la santé animale de la faune sauvage et ultimement la santé environnementale liée à la pollution de l’air ou de l’eau. À ce stade, notre compréhension de l’ensemble de ces interdépendances reste parcellaire. C’est pourquoi l’approche One Health peut constituer un référentiel puissant pour guider les politiques sanitaires et environnementales, et s'imposer pour traiter les risques sanitaires liés à l'émergence de nouvelles zoonoses à potentiel pandémique et la résistance antimicrobienne, deux risques majeurs pour la sécurité sanitaire mondiale. La feuille de route multilatérale pour parvenir à une approche One Health est néanmoins complexe. Dans ce contexte, le billet de blog d’Anne Bucher nous montre que l’Europe peut apporter une contribution décisive à une réponse internationale à ces enjeux.
En février 2024, l’UE a adopté une stratégie de santé sanitaire globale très ambitieuse1 , qui reconnaît la santé comme un droit humain. Elle s’engage à être un partenaire de premier plan de la santé mondiale, et affiche l’objectif de « prévenir et combattre les menaces pour la santé, pandémies comprises, en suivant une approche fondée sur le principe “ une seule santé ” (One Health) ». Cette approche s’est développée dans les années 2000 et a fourni un cadre utile pour traiter de la multiplication des zoonoses, qui représentent environ 60 % des maladies infectieuses émergentes. Elle a permis de mieux comprendre les nouveaux pathogènes et les mécanismes de transmission de l’animal à l’homme. L’accent était initialement limité à une surveillance conjointe des santés animale et humaine. Mais de nouvelles connaissances scientifiques ont progressivement élargi le concept aux liens entre la santé des personnes, des animaux et des écosystèmes. Et si, à ce stade, notre compréhension de l’ensemble des interdépendances reste parcellaire et incomplète, l’approche One Health est un référentiel puissant pour guider des politiques sanitaires et environnementales. La mise en œuvre de cette approche est un défi international. La feuille de route est complexe, notamment en raison des implications de gouvernance et de financement. Dans ce contexte, l’Union européenne pourrait jouer un rôle moteur, car elle maîtrise différents leviers politiques, notamment en santé animale et pour l’environnement, même si ses compétences sont limitées en santé humaine. La crise de la Covid-19 a fait prendre conscience de la nécessité d’agir collectivement et a permis de poser les jalons d’une stratégie « une seule santé », dont il reviendra à la prochaine Commission de décider d’un engagement plus structuré et plus ambitieux, notamment à l’échelle globale.
Où en est-on de l’approche One Health ?
La crise de la Covid-19 a joué un rôle de révélateur dans la perception d’une augmentation sans précédent des risques sanitaires à l’échelle planétaire. Elle a remis à l’ordre du jour la préparation aux crises, leur prévention et leur gestion. Plusieurs rapports ont fait un diagnostic approfondi de la crise et conclu que la gouvernance de la sécurité sanitaire mondiale est fragmentée et non transparente, et que la prévention et la préparation aux pandémies sont largement sous-financées2 . Tous recommandent une approche « une seule santé » et font des recommandations sur la gouvernance mondiale et le financement.
Il est indéniable que la communauté internationale a progressé sur l’adoption d’une approche « une seule santé ». Les cas concrets qui font l’objet d’engagements politiques sont : la prévention et la réponse aux épidémies de zoonoses et la résistance antimicrobienne (ou antibiorésistance). Mais les progrès buttent sur les difficultés à mettre en place une nouvelle gouvernance, difficultés qui nuisent à l’efficacité des politiques globales et nationales et à la capacité à mobiliser des ressources financières.
Les discussions sur le traité sur les pandémies est une illustration des blocages que la communauté internationale tente de surmonter. La décision d'entamer le processus de rédaction et de négociation d'un traité sur les pandémies, lors de la session extraordinaire de l'Assemblée mondiale de la santé (AMS) du 9 novembre 2021, et de le soumettre à l’AMS de juin 2024, a été une étape décisive. Alors que la première version du traité reprenait les recommandations des différents experts et proposait une approche très robuste pour la prévention des pandémies, y compris sur les questions d’« une seule santé », les négociations se sont très vite enlisées : les gouvernements, la société civile et l’industrie s’opposent sur plusieurs points, en particulier sur la question d’« une seule santé » et la légitimité de l’OMS pour une coordination multisectorielle. Les négociations pourraient aboutir à un traité vidé de sa substance, qui n’apportera aucun progrès significatif par rapport au cadre actuel du Règlement sanitaire international de l’OMS.
La discussion sur la résistance antimicrobienne a buté sur des questions similaires. L’action internationale a débuté en 2010 avec la fondation de l’Alliance tripartite réunissant l’OMS, la FAO (l’Organisation pour l’Agriculture et l’Alimentation) et la WOAH (l’organisation internationale pour la santé animale)3 et avec le plan d’action global (GAP) de l’OMS en 2015. En 2016, les Nations Unies ont mandaté l’OMS pour mettre en place un Cadre mondial de développement et de gestion de la lutte contre l’antibiorésistance. Le rapport de 20184 sur l’initiative explorait les options de gouvernance. Une première option serait une initiative juridiquement non-contraignante, comme le cadre PIP (Pandemic Influenza Preparedness) de l’OMS pour lutter contre la grippe pandémique. Cette initiative est considérée comme très efficace et un tel dispositif pourrait être mis en place rapidement. Une alternative est un traité ou une convention, qui aurait l’avantage de pouvoir faire approuver une approche multisectorielle par les pays au travers du processus de ratification et mettrait en place une gouvernance distincte du mandat individuel des quatre organisations internationales. Se pose alors l’option d’une convention FAO ou OMS, sachant que l’OMS n’est à la l’origine que d’une seule convention, la Convention-cadre de lutte contre le tabagisme. Une convention-cadre sous l’égide des Nations unies, telle que la Convention Climat, serait l’option la plus appropriée. De la même façon que le changement climatique repose sur des objectifs cadres de réduction des émissions de CO2, une stratégie globale de lutte contre la résistance antimicrobienne passe par des objectifs quantifiés de réductions de l’usage des antimicrobiens, déclinés au niveau national, et des stratégies sectorielles pour y parvenir. L’expérience des COP et le chemin parcouru pour aboutir à la signature de l’Accord de Paris par 195 pays font douter du réalisme d’une telle proposition pour l’antibiorésistance dans un futur proche. Le rapport de 2018 est à ce jour resté lettre morte.
La difficulté à mettre en place un cadre global conduit les décideurs politiques au niveau international à se détourner de ces enjeux, et ces sujets tombent dans le piège de l’inertie politique : la crise de la Covid-19 ne mettra pas fin au cycle bien connu des pandémies dites « de panique et négligence » (panic and neglect)5 . De même, les initiatives sur l’antibiorésistance, quoique nombreuses, restent fragmentées.
Pourquoi l’approche « une seule santé » devrait être coordonnée au niveau européen
La santé reste essentiellement un domaine de souveraineté nationale dans l’Union européenne. Toutefois, l’UE a pleinement utilisé les compétences de santé publique que lui donne le Traité sur le fonctionnement de l’UE pour se doter d’un cadre de sécurité sanitaire en réponse aux diverses épidémies du XXIe siècle, en particulier le SRAS en 2002 et l’épidémie de grippe H1N1 en 2008, et plus récemment de la crise de la Covid-19.
Le cadre de sécurité sanitaire repose sur deux autorités et deux instruments : un Centre européen de contrôle des maladies (ECDC), fondé en 2003 ; une autorité de réponse aux urgences sanitaires (HERA : Health Emergency Response Authority), créée en 2021 en réponse à la crise Covid ; un Règlement sur les menaces transfrontières graves pour la santé, qui s’appuie sur un Comité de sécurité sanitaire pour la coordination des États membres ; et un accord intergouvernemental pour l’achat conjoint de produits médicaux essentiels.
Tout indique, très récemment, une volonté politique plus forte de s’engager au niveau européen dans une approche « une seule santé » dans la lutte contre l’antibiorésistance et les zoonoses. La Stratégie de santé sanitaire globale traduit également une volonté de porter cette priorité au niveau global. Si l’UE confirmait ces ambitions, et amplifiait son action dans ce sens, elle pourrait faire progresser la lutte pour une seule santé de façon significative, ce qui, dans un contexte international fragmenté et miné par les tensions géopolitiques, serait une contribution majeure à la sécurité sanitaire globale.
Un premier signe de changement est l’affichage des priorités « une seule santé » dans l’UE. Dans ses travaux d’analyse d’horizon, l’HERA a en effet identifié les pathogènes à fort potentiel pandémique, notamment les zoonoses, et la résistance antimicrobienne parmi les trois principales menaces sanitaires à fort impact. C’est un signal fort pour les priorités qui présideront à la mise en œuvre du cadre de sécurité sanitaire rénové. On pourrait en attendre une convergence des efforts de surveillance et de préparation aux crises sur ces priorités ainsi que la mobilisation des fonds européens en soutien.
Le deuxième signe positif est l’adoption par le Conseil de l’UE en juin 2023 d’une recommandation sur la lutte contre la résistance antimicrobienne6 . Elle porte sur l’utilisation des antibiotiques dans la santé humaine. C’est un domaine dans lequel l’UE n’a pas de compétences législatives, mais elle peut formuler des recommandations et prendre des engagements. L’innovation qu’apporte cette recommandation est l’introduction d’objectifs chiffrés sur les consommations d’antibiotiques, avec un objectif global de réduction de la consommation de 20 % d’ici 2030. Il s’agit, à ce stade, d’engagements politiques non contraignants. Pour la santé humaine, il ne peut en être autrement, car le traité établissant que les politiques de santé et les systèmes de soins sont des responsabilités nationales, l’UE ne peut agir dans ce domaine qu’au travers de recommandations ou d’échanges de bonnes pratiques.
Pour la santé animale et celle de l’environnement en revanche, la coopération peut s’appuyer sur les leviers puissants des compétences européennes, et le niveau européen devient le niveau de coordination pertinent. La santé animale et la santé des plantes, comme composantes de la politique de sécurité alimentaire, sont des domaines harmonisés au niveau européen : la législation de l’UE impose des règles communes en matière de lutte contre les maladies (surveillance, diagnostic, notification, programmes d'éradication et de vaccination), et définit les mesures de biosécurité à mettre en œuvre dans les exploitations et à imposer aux importations de produits d’origine animale. L’Agence européenne pour la sécurité alimentaire (EFSA) apporte un soutien scientifique pour l’harmonisation des pratiques de surveillance, la collecte et l’analyse des données et l’évaluation du risque. Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsque l’UE a décidé de renforcer les compétences et la capacité de l’ECDC à la suite de la crise Covid, les changements se sont inspirés de ce qui est en vigueur pour la surveillance de la santé animale, avec notamment la création d’un réseau de laboratoires européens de référence et un programme de formation des acteurs de la surveillance.
Les compétences de l’UE en politique environnementale relèvent d’un degré d’harmonisation moindre. Elles sont néanmoins fortes pour les questions directement pertinentes pour l’approche « une seule santé » . En effet, les cadres législatifs sur la qualité de l’eau ainsi que pour les produits chimiques et la gestion des déchets sont européens. L’Agence européenne de l’environnement (EEA) centralise la collecte et l’analyse des données sur ces questions et évalue l’impact sur la santé humaine.
La capacité de l’UE à prendre le rôle de leadership dans l’approche « une seule santé » s’est déjà traduite par des avancées législatives majeures dans les domaines les plus intégrés au niveau européen. À titre d’exemple, La législation sur les médicaments vétérinaires de 2019 est la législation la plus restrictive au niveau mondial sur l’usage des antimicrobiens dans l’élevage. Les États membres ont accompagné la mise en œuvre d’un objectif de réduire de 50 % l’usage des antimicrobiens dans l’élevage et l’aquaculture d’ici 2030. Sur le plan environnemental, la Commission a proposé que la révision en cours des directives sur l’eau inclue des obligations de surveillance de la présence de virus et de la résistance antimicrobienne dans l’eau urbaine résiduaire et pour les eaux souterraines et de surface. En complément, la proposition de réforme de la législation pharmaceutique adoptée en juin 2023 renforce le rôle de l’évaluation d’impact sur l’environnement dans l’autorisation de mise sur le marché des médicaments. Ces dispositions incluent des exigences spécifiques sur les rejets d’antimicrobiens dans l’environnement.
L’efficacité de l’approche « une seule santé » au niveau européen tient aussi à la coopération entre les agences scientifiques (ECDC et European Medicines Agency [EMA] pour les médicaments ; EFSA, EEA et European Chemicals Agency [ECHA] pour les produits chimiques) qui collectent les données et analysent le risque. Cette coopération existe de façon ad hoc au travers de plusieurs activités. Ainsi, tous les éléments sont en place pour créer une stratégie plus structurée et plus ambitieuse pour « une seule santé » reposant sur des fondements institutionnels, scientifiques, législatifs et politiques.
Un leadership global de l’UE pour l’approche « une seule santé » ?
La Stratégie de santé sanitaire globale met l’accent sur le soutien de l’UE au traité sur les pandémies et l’intention de participer aux divers partenariats mondiaux de l’antibiorésistance. En pratique, le succès de la stratégie dépendra de la capacité de l’UE à mobiliser des ressources pour contribuer efficacement à ces efforts internationaux.
Dans le contexte international actuel, il est essentiel que l’UE prenne des engagements forts sur la sécurité sanitaire globale. L’UE, dans sa configuration Team Europe, a été instrumentale pour soutenir le G20 dans ses efforts de lutte contre la pandémie de la Covid-19 . C’est en effet grâce au pouvoir de mobilisation de l’UE que s’est mis en place le partenariat international à l’origine de l’initiative ACT-A pour garantir l’accès universel aux vaccins et autres contre-mesures médicales. De même, l’UE joue un rôle moteur dans le traité sur les pandémies, qu’elle a appelé de ses vœux dès le mois de mai 2021. Même dans le domaine de la santé qui reste avant tout national, l’UE est, quand les circonstances l’exigent, capable de prendre une position forte de leadership mondial.
En 2024, avec la montée des tensions géopolitiques et l’effritement du multilatéralisme, ce sursaut est plus que jamais nécessaire. La sécurité sanitaire globale a besoin d’une sorte d’« effet Bruxelles »7 , qui se traduirait par le fait que l’UE pourrait aider à la construction d’une approche « une seule santé ». Elle s’appuierait pour cela sur sa politique de lutte contre les pandémies ou contre la résistance antimicrobienne. Il faut noter qu’une telle approche est d’autant plus efficace, comme c’est le cas par exemple pour la sécurité alimentaire, que l’UE parle d’une seule voix dans les enceintes internationales et coordonne les politiques nationales à Bruxelles. C’est le cas pour la santé animale, pour l’environnement, mais malheureusement pas pour la santé humaine car l’UE n’est pas membre de l’OMS. L’UE aurait tout intérêt, au moins pour l’approche « une seule santé », à mettre en place un cadre institutionnel et juridique de coopération étroite, y compris pour la santé humaine, cadre qu’elle pourrait promouvoir sur la scène internationale comme modèle de gouvernance et d’action collective. Pour cela, elle devrait également envisager un statut lui garantissant une plus grande présence dans les instances de l’OMS.
- 2 Groupe indépendant pour la préparation et l'intervention en cas de pandémie (IPPPR, mandaté par l’OMS et la Banque mondiale) (2021). ‘Make COVID-19 the last pandemic’ ; G20 High Level Independent Panel on Financing Global Commons for Pandemic Preparedness and Response (G20-HLIP) (2021). ‘A global deal for our pandemic age’ ; Commission paneuropéenne de l'OMS Europe sur la santé et le développement durable sous la direction de Mario Monti (2021). ‘ Drawing light from the pandemic: a new strategy for health and sustainable development’.
- 3 Auxquelles s’est joint ultérieurement le Programme des Nations unies pour l'environnement.
- 4 OMS, FAO, OIE in association with UN (2018). ‘Global Framework for Development & Stewardship to Combat Antimicrobial Resistance’.
- 5 Voir par exemple le rapport dirigé par Peter Sands : Banque mondiale (2017). ‘From panic to neglect to investing in health security’.
- 6 https://health.ec.europa.eu/antimicrobial-resistance/eu-action-antimicrobial-resistance_fr
- 7 Anu BRADFORD (2020), ‘The Brussels Effect : How the European Union Rules the World’, Oxford University Press.