Les élections européennes se rapprochent à grands pas. Le contexte diffère radicalement de celui qui a précédé les élections de 2019 : conséquences de la pandémie de Covid-19, tensions géopolitiques, guerre en Ukraine. Les priorités se sont ainsi réorientées vers les questions de compétitivité économique, de sécurité et d’autonomie stratégique, pour limiter la dépendance énergétique et celle des chaînes de valeurs, et pour prendre part à la course entre les grands blocs régionaux (États-Unis et Chine) pour sécuriser leur approvisionnement en matières premières et acquérir un avantage sur les nouveaux marchés verts et numériques. Dans ce contexte où les objectifs écologiques semblent relégués au mieux au second plan, le Conseil européen extraordinaire des 17 et 18 avril derniers, alimenté par le rapport d’Enrico Letta sur l’approfondissement du marché intérieur1 , a permis de faire le lien entre la définition de nouvelles politiques d’investissement industriel, qui entre ainsi au cœur du débat entre États membres, la transition écologique, et les enjeux sociaux. En s’appuyant sur des contributions d’experts de divers États membres, l’Iddri souligne les points clés autour desquels structurer ce débat pour y faire tenir à leur juste place les enjeux de transition écologique, sans les séparer de ceux de cohésion entre États membres et au sein de nos sociétés. 

Les objectifs de transition presque disparus de l’agenda stratégique du Conseil, mais sauvés par le rapport Letta ?

L’agenda stratégique discuté par le Conseil européen2 pour que les gouvernements des États membres donnent leurs orientations au prochain mandat de la Commission relègue la question de la transition à n’être que l’une des dimensions parmi d’autres de la recherche de compétitivité et de puissance. La priorité « Une Europe puissante et sûre » inclut les enjeux de sécurité, de migrations, d’élargissement et du rôle international de l’Europe. La priorité « Une Europe prospère et compétitive » traite les questions de compétitivité, mais aussi d’innovation, de numérique, d’énergie et de climat (où peuvent se retrouver les objectifs clés de décarbonation de l’économie déjà inscrits dans la législation européenne lors du mandat précédent), de sécurité alimentaire (enjeu qui risque de se substituer à celui de transition agricole, plutôt que de le compléter), et de politique sociale. Enfin la priorité « Une Europe libre et démocratique » se concentre sur l’État de droit et la promotion de la démocratie et des valeurs fondamentales.

Le rapport présenté au Conseil européen extraordinaire des 17 et 18 avril derniers par l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta a permis de faire un lien beaucoup plus explicite entre les enjeux de compétitivité et de puissance et le projet d’une « transition équitable, verte et numérique », en mettant clairement à l’agenda le besoin de définir les objectifs, les moyens et les instruments d’une politique d’investissement industriel d’échelle européenne. La commande de ce rapport visait le renforcement du marché unique : Enrico Letta souligne qu’on ne peut discuter le renforcement du marché intérieur sans se poser la question de l’objectif qu’on fixe à un tel renforcement. C’est d’autant plus indispensable que beaucoup de citoyens européens se questionnent sur l’objectif même de la construction européenne, qui ne serait défini que de manière tautologique autour de l’existence du marché commun. Si les citoyens veulent de la sécurité, de la protection et de la puissance, ils n’ont pas abandonné pour autant leurs préoccupations environnementales ou sociales.

Le rapport Letta propose donc que la transition équitable, verte et numérique soit l’objectif explicite que se fixe l’Union européenne. C’est pour soutenir les investissements industriels nécessaires à ce véritable projet de reconversion de l’économie du continent, ce qu’était déjà le Pacte vert, qu’il suggère de construire une union de l’épargne et de l’investissement, proposition phare du rapport. En effet, l’épargne des européens, soit des montants financiers extrêmement importants, va souvent s’investir actuellement plutôt dans des projets industriels aux États Unis3 . C’est donc un défi majeur pour la souveraineté et la puissance économique pour l’Europe. La question du financement d’une nouvelle politique industrielle et de la définition de ses objectifs devient ainsi l’objet central du débat européen, et c’est une véritable opportunité d’y faire entrer les enjeux de transition écologique et les enjeux sociaux.

La compétitivité reste aussi une question brûlante. Le rapport Letta met en avant que « l’absence d’intégration dans les secteurs de la finance, de l’énergie et des télécommunications est l’une des principales raisons du déclin de la compétitivité de l’Europe ». Un autre rapport très attendu avant l’été, celui de Mario Draghi sur la compétitivité, pourrait très bien déporter à nouveau le débat européen plus loin des enjeux de transition, si cette compétitivité n’est vue que comme une bataille de court terme, sans pari à long terme sur la transformation profonde de l’économie européenne pour lui redonner un avantage compétitif.

Définir de nouvelles politiques industrielles et poser les conditions pour qu’elles embarquent les objectifs écologiques et sociaux

Dans ce contexte où les enjeux environnementaux peuvent être perçus comme étant passés au second plan – y compris dans des arbitrages budgétaires qui pâtissent de l’augmentation de la dette publique et de la multiplication des fronts de financement –, les nouvelles priorités et les nouveaux discours dominant au niveau européen, qui se cristallisent notamment autour des nouvelles politiques industrielles, ont le potentiel d’emmener les enjeux de développement durable avec eux. Mais cela sous certaines conditions et avec quelques contradictions que nous explorons dans Réinventer le Deal - Quel nouveau récit pour mettre le développement durable au cœur du prochain mandat de la Commission européenne ?, le décryptage des voix de différents États membres rassemblées dans notre série de blogs « L’Union dans tous ses États »

Le Pacte vert a établi des bases solides sur lesquelles les nouvelles politiques industrielles peuvent capitaliser. Il a commencé à infuser dans nos économies et sociétés et construire une direction pour la compétitivité à long terme des économies européennes. Mais il rencontre des enjeux de mise en œuvre et d’adoption par le plus grand nombre et pèche par manque d’un projet social pouvant l’accompagner. Les perspectives de différents États membres évoquées sur différents secteurs économiques dans notre série de billets de blog permettent de comprendre que la définition de nouvelles politiques industrielles ne va pas de soi, et qu’il en existe de multiples versions tant sur leur objectif, que leur périmètre, leurs moyens d’intervention, leur mode de financement. Un véritable débat européen doit être instauré pour s’entendre à ce sujet.

Ce débat est aussi nécessaire pour éviter que ces nouvelles politiques industrielles ne soient pas économiquement efficaces, si elles s’accompagnent d’une focalisation étroite sur la compétitivité prix, d’une vision étriquée de la sécurité qui n’inclurait pas les enjeux de prévention et de résilience face aux crises environnementales, d’une concentration sur quelques champions plutôt que tout un écosystème d’innovation, voire d’une capture des nouvelles ressources financières par des acteurs du statu quo. D’autres risques concernent les impacts sociaux de ces politiques, si elles conduisent à une concurrence accrue au sein de l’Europe même, entre pays et entre régions, et si n’est pas posée la question de leur articulation avec des politiques sociales. La question des effets sociaux et économiques sur les autres régions et notamment les pays en développement ne peut non plus être laissée de côté, tant pour garantir des partenariats stables avec ces pays d’un point de vue politique que pour les liens économiques que l’Europe a toutes raisons de continuer à tisser avec eux. Ces risques d’inefficacité économique et d’impacts sociaux sont aussi des points d’entrée pour poser la question des objectifs de transition écologique comme faisant partie de la solution. Les nouvelles politiques industrielles, définies uniquement en matière de sécurisation énergétique, ne doivent pas renforcer les manques des législations passées dans le cadre du Pacte vert jusqu’à maintenant, notamment en ce qui concerne la transition dans le secteur agricole et alimentaire, la réduction des pollutions, la santé humaine et celle des écosystèmes, enjeux sans lesquels il paraît illusoire d’atteindre véritablement la résilience et la sécurité pour nos sociétés. 

Pour faire système en Europe, les nouvelles politiques industrielles doivent mobiliser tout un arsenal de champs d’action, des politiques d’innovation, de développement des compétences et de cohésion pour se saisir pleinement des impacts territoriaux, et d’instruments de financement communs. Et les enjeux de développement durable touchant aux comportements de consommation, au rapport à l’environnement et à la santé, qui sont de l’ordre d’un nouveau contrat social, il est aussi essentiel de développer de nouveaux récits capturant ensemble ces enjeux sociaux, environnementaux et économiques, s’ils ne veulent pas retomber dans les écueils du Pacte vert.