Présentation :
Cette synthèse rédigée par Damien Conaré constitue un compte-rendu des interventions lors de la conférence « Biodiversité 2010, et après ? », organisée par la Fondation d’entreprise Hermès et l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) au musée du quai Branly à Paris, le 16 février 2010, dans le cadre d'un cycle de conférences internationales sur la biodiversité. Autour de Laurence Tubiana, directrice de l'Iddri, et de Pierre-Alexis Dumas, président de la Fondation d'entreprise Hermès, étaient réunis certains des meilleurs experts internationaux sur le sujet.
Tous se sont accordés sur l'échec des « objectifs 2010 » par lesquels, en 2002, la plupart des États réunis au Sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg (Afrique du Sud) s'étaient engagés à réduire significativement le rythme global d’érosion de la biodiversité. La conférence a ainsi permis de s'interroger sur les raisons de cet échec et d'imaginer les contours d'une nouvelle gouvernance de la biodiversité.
Article :
L'Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (2005) a montré que la perte de biodiversité a été plus rapide au cours des cinquante dernières années qu'à n'importe quelle autre période de l'histoire. Cette dégradation, causée principalement par les activités humaines, devrair encore s'accentuer au cours des décennies à venir en raison de facteurs tels que la croissance démographique, la modification de l’usage des sols ou les changements clima- tiques. La plupart des scénarios prospectifs prévoit ainsi que les taux d’extinction et de perte d’habitats vont se poursuivre à des niveaux très élevés, tout comme la dégradation de certains services écosysté- miques importants pour le bien-être humain.
Année internationale de la biodiversité, 2010 mar- que l’échéance des « objectifs 2010 » par lesquels, en 2002, la plupart des États réunis au Sommet mondial sur le développement durable à Johannes- burg se sont engagés à réduire significativement le rythme global d’érosion de la biodiversité. Même s’il apparaît évident que cet objectif n’a pas été atteint, au moins a-t-il pu favoriser la mise en œuvre d’importantes actions de sauvegarde de la diversité biologique : création de nouvelles aires protégées (13,9 % de la surface terrestre sont actuellement classés) ; lancement de stratégies et plans d’action nationaux ; mobilisation, à l’échelle internatio- nale, d’importantes ressources financières pour l'élaboration de mécanismes de recherche, de suivi et d'évaluation scientifique; etc.
En cette année de bilan scientifique, politique et stratégique, la Fondation d'entreprise Hermès et l'Iddri ont décidé d'organiser conjointement un cycle de conférences internationales sur la biodiversité autour de grandes figures du domaine et à destination d'un large public. La conférence de lancement « Biodiversité 2010 : et après ? », organisée au Musée du Quai Branly le 16 février 2010, visait à mettre en évidence les pro- blématiques clés qui jalonneront l’ensemble de ce cycle. Autour de Laurence Tubiana, fondatrice de l'Iddri, et de Pierre-Alexis Dumas, président de la Fondation d'entreprise Hermès, étaient réunis cer- tains des meilleurs experts internationaux sur le sujet : Jean-Patrick Le Duc (Muséum national d'his- toire naturelle), Rolf Hogan, (WWF International), Julia Marton-Lefèvre (Union internationale pour la conservation de la nature), Jon Hutton (World Conservation Monitoring Center, PNUE), Harold Mooney (Stanford University), Gilles Kleitz (Agence française de développement), Rudolf de Groot, (uni- versité de Wageningen, Pays-Bas), Laurent Mermet (AgroParisTech), Lucien Chabason (Iddri), Corinne Lepage (députée au Parlement européen), Patrick Blandin (MNHN, Comité français de l'UICN), et Ashok Khosla (Union internationale pour la conser- vation de la nature, président).
Une nouvelle gouvernance mondiale de la biodiversité
Pierre-Alexis Dumas, président de la Fondation d’entreprise Hermès, accueille les participants en soulignant la nécessaire collaboration entre secteur privé et pouvoirs publics pour la préservation de la biodiversité, celle-ci devant être conçue comme un moteur d’innovations. Puis les travaux de la conférence sont introduits par Laurence Tubiana, fondatrice de l’Iddri et directrice des biens publics mondiaux au ministère des Affaires étrangères et européennes. Forte de son expérience dans le cadre des négociations internationales sur les change- ments climatiques, elle appelle à tirer les enseigne- ments de l’échec de la conférence climat de Copen- hague. En particulier, l’essoufflement du système multilatéral, dans un contexte de méfiance et de doutes sur la validité des diagnostics scientifiques collectivement formés, invite à se demander si la définition de nouveaux objectifs globaux autour de la biodiversité sera encore crédible sachant que le rendez-vous de 2010 a été manqué. Ainsi, plu- tôt que de définir de nouveaux outils globaux, elle propose de partager une vision commune à long terme en laissant chaque société développer ses propres outils. Les négociations sur le climat ont en effet prouvé l’intérêt de définir une direction vers laquelle tendre collectivement et laisser ensuite le choix des moyens pour atteindre l’objectif com- mun. À l’instar du Groupe d’experts intergouverne- mental sur le climat (Giec), il s’agirait alors de bâtir un cadre de mesure, de référence et d’analyse sur la mise en œuvre de cette vision partagée. Tel serait le rôle de la Plate-forme intergouvernementale science-politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), dont les contours ont été finalisés sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement, en juin 2010, et dont la création officielle devrait intervenir en 2011. Là encore, cette plate-forme devrait tirer les enseigne- ments des difficultés rencontrées par le Giec et veiller à ne pas simplifier les messages à l’aide de chiffres ou données définitives que s’accaparent les politiques, mais plutôt de s’en tenir à sa mission première, soit interpréter l’incertitude scientifique. Au-delà de ces questions de gouvernance, et en ces temps de crise économique mondiale, Laurence Tubiana invite à réfléchir à la transformation de nos modèles de développement : la question de la biodi- versité, comme celle du climat, appelle à réinterpré- ter les liens entre nature et sociétés humaines.
Jon Hutton, directeur du World Conservation Moni- toring Center du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), confirme que s’il existe bien des lieux ou des espèces pour lesquels la situation s’est améliorée, à l’échelle globale, les objectifs 2010 n’ont pas été remplis. Selon lui, trois raisons au moins expliquent cet échec. D’abord, il estime que la communauté internationale a failli dans la définition, le financement et la mise en œuvre des politiques pour enrayer la perte de bio- diversité. Par exemple, les aires protégées n’ont pas suffisamment couvert les zones les plus sensibles et n’ont globalement pas bien été gérées. Surtout, les succès et les échecs n’ont pas été correctement évalués. Ensuite, Jon Hutton considère que nous avons échoué à faire de la biodiversité un enjeu majeur des problématiques de changement d’usage des sols : les intérêts à court terme de la conversion des terres supplantent fréquemment les bienfaits à long terme tirés des services écosystémiques. Enfin, il estime que malgré quelques réussites, nous ne sommes pas parvenus à persuader le grand public et les décideurs politiques de l’urgence de l’action à mener. En particulier, nous n’avons pas réussi à expliquer en termes clairs ce que représente la diversité biologique et en quoi sa préservation est importante.
Retour d’expérience sur les objectifs 2010
Alors qu’il est aujourd’hui question de se fixer de nouveaux objectifs à un horizon plus lointain, quelle analyse peut-on faire des objectifs 2010 en tant que levier stratégique et politique de mobili- sation ?
Selon Jean-Patrick Le Duc, délégué aux affaires euro- péennes et internationales au Muséum national d’histoire naturelle, qui rappelle dans un premier temps la genèse des objectifs 2010, adoptés en 2002 à La Haye lors de la sixième conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB), ces objectifs souffrent de leur manque de clarté : que recouvre précisément la notion d’« objectifs 2010 » ? Quel était l’état zéro à partir duquel mesu- rer les progrès ? Quels sont exactement les indica- teurs communément adoptés ? Quelle est l’institu- tion d’arbitrage ? Il insiste pour que ces questions soient tranchées avant de définir de nouveaux objectifs sous peine, une nouvelle fois, de ne pas réussir à mobiliser les décideurs politiques.
De même, Rolf Hogan, directeur du programme biodiversité au WWF International, souligne le risque qu’après un premier échec ne se développe un scepticisme qui conduise à l’inaction politique. Pour autant, souligne-t-il, ces objectifs 2010 ont permis l’adoption d’une approche globale, la mise en œuvre de programmes de coopération et, plus généralement, contribué à faire porter l’attention sur les questions de biodiversité.
Pour Julia Marton-Lefèvre, directrice générale de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), il conviendrait de rapprocher les agendas biodiversité et climat, notamment en sou- lignant le rôle des écosystèmes dans l’adaptation aux changements climatiques. Elle précise égale- ment que la recherche scientifique doit être indé- pendante et crédible pour la décision politique, raison pour laquelle l’IUCN soutient le projet de plateforme IPBES. Elle appelle enfin à ce que les prochains objectifs fixés soient réalistes et dotés d’indicateurs clairs et mesurables.
Un échec prévisible ?
D’autres facteurs expliquant cette incapacité col- lective à infléchir l’érosion de la biodiversité sont avancés, en particulier les lacunes dans l’interface entre science et gouvernance, l’inadéquation des outils et instruments d’action et la mauvaise valo- risation économique de la biodiversité.
Sur le premier point, Harold Mooney, professeur à l’université Stanford, explique que contrairement à la Convention-cadre des Nations unies sur le chan- gement climatique, la CDB a été fondée, en 1992, sur des valeurs éthiques et morales et non pas sur la science. Cette particularité originelle a compli- qué la tâche des parties prenantes pour éclairer la décision politique et faire passer un message clair auprès du grand public.
Toutefois, comme le fait remarquer Gilles Kleitz, chef de projet biodiversité à l’Agence française de développement (AFD), si les outils existants de pro- tection de la nature sont de plus en plus efficaces, ils restent encore largement insuffisants à l’échelle globale. Ainsi, la question du renouvellement des outils et de notre efficacité commune à gérer des écosystèmes, à conserver des patrimoines naturels et à limiter notre impact sur la biosphère est abso- lument cruciale pour les vingt prochaines années. À cet égard, plusieurs options pourraient être suivies, comme la mise en place d’un PIB vert, l’établisse- ment d’une comptabilité d’entreprise transparente vis-à-vis de la dépendance aux ressources biologi- ques ou encore la création d’une interface explicite entre la science et la décision à l’échelle française. Selon Gilles Kleitz, trois dimensions, assez éviden- tes mais essentielles, devraient guider la conception et la mise en œuvre d’outils de gestion des ressour- ces biologiques et de conservation de la biodiver- sité : la juste répartition sociale et géographique des bénéfices et des nuisances induits par le creusement de notre débit écologique ; les capacités d’adapta- tion et de changement de nos institutions ; et des conditions de gouvernance satisfaisantes en faveur de la biodiversité, aux échelles locale, nationale et internationale, la participation de tous les acteurs étant à cet égard essentielle. Fondamentalement, les nouveaux outils devront permettre d’intégrer la rationalité écologique à long terme (valeur des patrimoines naturels, des écosystèmes et de leurs services) dans l’ensemble de nos activités.
Pour ce faire, il s’agit d’évaluer convenablement la valeur économique de la biodiversité. Inspirés par la dynamique créée par le rapport Stern sur l’éco- nomie du changement climatique, les ministres de l’environnement du G8+5 réunis à Potsdam en mars 2007 ont décidé d’explorer un projet similaire sur l’économie de la perte des écosystèmes et de la biodiversité (The Economics of Ecosystems and Biodiversity - TEEB). Selon l’un des rédacteurs prin- cipaux de ce rapport, Rudolf de Groot, professeur associé à l’université de Wageningen (Pays-Bas), 60 % des services écosystémiques sont perdus ou en déclin, correspondant à un coût de 315 trillions de dollars. Ainsi, la conservation de la biodiversité ne devrait plus être considérée comme un coût, mais plutôt comme un investissement permettant de préserver les services rendus par la nature. Car les bénéfices (directs et indirects) tirés de la conser- vation dépassent très largement les coûts : ils sont estimés à cent fois plus importants en valeur. Pour les forêts tropicales, les bénéfices sont même jugés cinq cents fois plus importants que les coûts. De même, le coût du fonctionnement des aires proté- gées, estimé entre 45 et 50 milliards de dollars par an, est à comparer par exemple aux 35 milliards de dollars de subventions accordées chaque année au secteur de la pêche.
Rudolf de Groot note aussi que la valeur économi- que de la biodiversité et des services qu’elle rend est sous-évaluée. Pour une meilleure estimation, il faudrait parvenir à internaliser les externalités négatives pour l’environnement qui ne sont pas prises en compte (coûts des pollutions, de la défo- restation, etc.), à considérer la biodiversité comme un secteur économique « conventionnel » (écotou- risme, produits pharmaceutiques, biotechnologies, etc.) et à prendre des mesures politiques fortes (ajustement des politiques de soutien et de taxa- tion, verdissement du PIB, etc.). Gilles Kleitz insiste également sur la mise en place d’une rémunération du capital naturel, en prenant pour exemples le cas du Mozambique, où certains travaux ont estime que la richesse dépendait à 49 % de son capital vert, et celui du Ghana, où la dégradation environ- nementale représenterait 10 % de son PIB (soit la moitié de l’aide publique au développement qu’il reçoit) et lui coûterait environ un point de crois- sance chaque année.
Laurent Mermet, professeur à AgroParisTech, indi- que que parallèlement à la question des outils se pose celle de la nature de l’opérateur : qui est le sujet de l’action ? Qui va utiliser ces outils ? Pour convaincre qui ? Répondre précisément à ces ques- tions semble fondamental car c’est dans l’ambi- güité d’un « nous » implicite que se joue une partie de l’échec à remplir les objectifs fixés. L’impréci- sion du « nous », promoteurs de la préservation de la biodiversité, ouvre le champ aux « autres », ceux qui ont des objectifs tout à fait inverses : couper des forêts, drainer des marais, etc. Laurent Mer- met appelle également à sortir d’une vision trop simpliste de l’action publique : il ne suffit pas de convaincre le grand public pour que l’action suive. Les modes d’action publique ont changé ces vingt dernières années : les politiques ont compris qu’ils pouvaient prendre des engagements contradictoi- res, avec des objectifs incompatibles entre eux, et remettre ainsi à d’autres, ou à plus tard, la respon- sabilité d’arbitrages dont ils ne veulent pas assu- mer, sur le moment, le coût politique. Dès lors, l’objectif qui s’imposera sera celui qui aura der- rière lui pour le défendre la coalition la plus forte, la plus efficace, la mieux organisée.
Et après ?
Pour Lucien Chabason, directeur délégué de l’Iddri, l’Union européenne (UE) devrait jouer un rôle moteur en prenant des engagements forts sur la biodiversité, à l’instar de son investissement sur la directive climat-énergie. Les négociations sur la réforme de la politique agricole commune (PAC) pourraient à cet égard constituer une occasion de mettre en avant le thème de la biodiversité.
Mais, selon Corinne Lepage, députée au Parlement européen, l’UE peine à mobiliser des moyens financiers conséquents et à mettre en œuvre des politiques publiques ambitieuses pour la préser- vation de la biodiversité. S’il existe bien une véri- table prise de conscience au sein du Parlement européen sur la nécessaire protection des espèces animales, il reste à élargir la question aux espèces végétales et aux écosystèmes. L’échec de la confé- rence de Copenhague a également ouvert la voie à la contestation de la connaissance scientifique. Corinne Lepage se dit troublée par la violence de la mise en accusation du Giec, parfaitement orchestrée au sein du Parlement européen, et qui a conduit nombre de députés, plutôt neutres sur la question, à basculer dans le camp des climato- sceptiques. Ces difficultés rencontrées sur la ques- tion du climat doivent nous alerter : la protection de la biodiversité est un enjeu économique lourd, et il faut s’attendre à ce que de puissants lobbies s’y opposent avec fermeté. Il faudra donc que les scientifiques soient en mesure de fournir des éléments solides aux décideurs. Corinne Lepage considère enfin que la perte de biodiversité est à la fois le signe et la mesure des dérèglements de nos sociétés : visions à court terme, marchandisa- tion généralisée, etc. Argument précisé par Patrick Blandin, professeur émérite au Muséum national d’histoire naturelle et président d’honneur du Comité français de l’UICN, qui avance que la crise de la biodiversité est révélatrice d’une crise éthi- que plus profonde : nous manquons de repères clairs, communément partagés, pour déterminer nos relations avec la nature. Il serait bon alors de développer une vision de solidarité écologi- que, fondée sur l’idée que sans le maintien de la biodiversité, nous perdons notre capacité d’adap- tation face aux changements intervenant dans la biosphère.
Enfin, pour Ashok Khosla, président de l’Union inter- nationale pour la conservation de la nature (UICN), la crise globale que nous traversons (économique, énergétique, démographique, etc.) invite à plus de réalisme dans la définition de nouveaux objectifs. À cet égard, l’échec des objectifs du Millénaire pour le développement a montré qu’il s’agit désormais d’être crédible dans l’adoption d’une stratégie de préservation de la biodiversité à l’horizon 2020, à même de fixer un cadre et de mobiliser les conscien- ces et les fonds. Mais se concentrer sur la protection de la biodiversité ne suffit pas, comme le prouve notamment la vitesse à laquelle certaines espèces, même protégées, disparaissent (voir par exemple la quasi extinction des tigres en Inde, victimes du com- merce de peaux). Selon Ashok Khosla, notre mode de développement est beaucoup trop destructeur pour les écosystèmes : les plus riches surconsom- ment des ressources non renouvelables pour com- bler des besoins sans cesse croissants, tandis que les plus pauvres épuisent les ressources renouvelables pour leur survie. La protection de la biodiversité ne peut donc plus être abordée sans prendre en compte ces contingences socio-économiques.
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