Pour les entreprises européennes assujetties au Système communautaire d'échange de quotas d'émissions (SCEQE) la question se pose de manière plus flagrante dans un contexte où l'Union européenne (UE) s'engage à réduire ses émissions de Gaz à effet de serre (GES) à des niveaux significativement plus importants que pendant les deux premières phases (2005-2007 et 2008-2012), soit unilatéralement à hauteur de 20 %, soit à hauteur de 30 % en cas d’accord internatio- nal « satisfaisant » sur le climat pour la période post 2012, par rapport à leurs niveaux de 1990.
Le principal critère retenu pour déterminer si la compétitivité des entreprises est affectée réside dans leur capacité à répercuter le coût du carbone dans le prix de leurs produits, en fonc- tion de la concurrence internationale. Le fait de proposer la mise aux enchères de quotas comme principe d’allocation permet certes d’annuler les rentes associées aux allocations gratuites dans certains secteurs (électricité), mais accentue le risque de perte de rentabilité pour les secteurs soumis à une forte concurrence internationale.
Un équilibre doit donc être trouvé entre l’aug- mentation des coûts d’usage ou d’opportunité, inhérente au SCEQE pour infléchir les choix techniques et les décisions d’investissement vers des technologies moins émettrices en carbone, et le risque de nuire à la compétitivité des entrepri- ses européennes concernées.
Il faut distinguer la cause de l’effet, ce dernier pouvant se traduire directement par le risque de « fuite de carbone » : les entreprises euro- péennes exposées pourraient ainsi perdre des parts de marché par rapport à leurs concurren- tes étrangères, ou certaines décider de re-locali- ser une partie de leur production, voire de leurs outils industriels, vers des pays tiers ce qui pour- rait augmenter les émissions au niveau global. L’augmentation des coûts de production peut aussi entraîner une érosion des parts de marché de ces entreprises par substitution vers d’autres produits, ou une meilleure efficacité de l’utilisa- tion finale des biens produits. Compétitivité et fuites de carbone ne sont donc pas synonymes.
L’identification des secteurs impactés est au cœur de la négociation politique en vue de l’adoption du Paquet « Climat et Énergie » d’ici la fin de l’année 2008. Il est important de choi- sir des critères économiques les plus objectifs possibles afin d’éviter que les États membres ne protègent leurs industries nationales comme lors de la première phase du SCEQE1. Plusieurs études récentes montrent que l’impact est poten- tiellement important pour un petit nombre de secteurs - essentiellement pour les matériaux primaires comme l’acier, le ciment, l’aluminium et quelques produits pétrochimiques - mais non significatif pour l’ensemble des autres produits et services2.
Le choix des mesures pour réduire les fuites de carbone aura une répercussion importante sur l’efficacité du SCEQE comme incitation à inves- tir dans de nouvelles technologies.
Que propose la Commission ?
La Commission a proposé un régime articulé autour de deux étapes.
La première consiste à identifier les sec- teurs exposés sur la base de critères évalués cumulativement pour déterminer dans quelle mesure un secteur est capable ou non de réper- cuter le coût des quotas sur le prix des produits sans subir de perte « importante » de parts de marché en faveur d’installations établies en dehors de l’Union. La Commission propose d’établir en comitologie une liste des secteurs concernés au plus tard le 30 juin 2010 et de la revoir ensuite tous les trois ans.
La seconde étape permet de tenir compte des résultats des négociations internationales en vue d’aboutir à un accord sur le climat pour la période post-2012 à Copenhague, en décembre 2009. La Commission propose de soumettre un rapport d’analyse au Conseil et au Parlement européen dans lequel elle évalue le risque de fuites de car- bone à l’aune de l’ampleur des réductions des émissions qui découlent de l’accord internatio- nal en tenant compte de l’effet de tout « accord sectoriel contraignant » sur la contrainte carbone dans les pays tiers. Ce rapport s’accompagnerait de « propositions appropriées », comme adapter la proportion de quotas reçus à titre gratuit (Les installations des secteurs identifiés comme étant « exposés » à un « risque important de fuites de carbone » pourraient ainsi recevoir une quantité de quotas gratuits pouvant aller jusqu’à 100 %. ) et/ou intégrer dans le système les importateurs de produits fabriqués par les secteurs ou sous- secteurs exposés,. La proposition de la Commis- sion n’énonce la possibilité d’intégrer les impor- tateurs que comme une option, et ne souffle mot quant aux modalités de mise en oeuvre. Ces « mesures appropriées » devraient être adoptées en co-décision par le Conseil et le Parlement sur la base des propositions que ferait ainsi la Com- mission.
La position de la Commission relève d’un cer- tain volontarisme politique. Elle considère que la meilleure façon de réduire les atteintes à la compétitivité et les risques de fuites de carbone reste de trouver un accord international satisfai- sant grâce auquel les pays tiers vers lesquels on pourrait constater un risque de fuite de carbone seraient soumis à une forme de contrainte car- bone équivalente, du moins à terme. Le souci de la Commission est ainsi de ne pas braquer les pays émergents en annonçant prématurément des mesures qui pourraient, à ce stade, leur paraître relever comme une forme de menace protectionniste de la part de l’UE.
État des lieux des négociations
À ce stade, la négociation porte essentiellement sur les critères de fuite de carbone et le calendrier pour identifier les secteurs exposés et, accessoi- rement, sur les mesures complémentaires qui pourraient être envisagées pour réduire le ris- que de fuites. Très rapidement, la Commission a déclaré qu’elle était disposée à affiner les critères de risque de fuite de carbone. Au Conseil, les dis- cussions se sont focalisées sur les propositions faites le 14 juillet par le Royaume-Uni, l’Allema- gne et les Pays Bas qui privilégient une approche par étapes et une évaluation à la fois qualitative et quantitative. Cette approche a été discutée lors des réunions du COREPER, des 18 et 24 septem- bre. Cette dernière a spécialement été consacrée aux fuites de carbone. La Présidence française a fait de nouvelles propositions suite à cette réu- nion, notamment pour introduire des seuils per- mettant de catégoriser les secteurs selon qu’ils sont plus ou moins exposés. Au Parlement, le rapport de la Commission ITRE a été adopté le 11 septembre, et le rapport de la députée Avril Doyle, le 7 octobre, en commission Environne- ment, chef de file sur ce dossier. Lors de la ses- sion des 15 et 16 octobre, le Conseil européen a rappelé, au titre de la « situation économique et financière » de l’Union, la nécessité de « proté- ger la compétitivité internationale de l’industrie européenne»3. Lors du Conseil Environnement du 20 octobre, les Etats membres ont tenu à cla- rifier que l’UE entendait préserver l’intégrité de ses politiques et mesures et la compétitivité de ses entreprises et qu’elle a l’intention de pren- dre des actions compatibles avec le droit du commerce international (GATT et OMC) en vue d’éviter les fuites « potentielles » de carbone.
Analyse des points de négociation
Il existe un large consensus pour envisager d’étendre à 100 %, et de manière révisable, l’al- location gratuite aux installations des secteurs qui seront identifiés comme étant « exposés ». Pour autant, il serait inopportun d’accorder ex ante, de manière systématique et pour toute la durée de la période, un « 100 % » aux secteurs identifiés comme étant potentiellement les plus exposés ; cela réduirait la marge de manœuvre dans la négociation d’un accord international et menacerait l’intégrité du système. Il convient aussi d’anticiper les effets d’une telle décision sur le niveau et l’objectif de l’utilisation des revenus des enchères, qui est un instrument non seule- ment financier mais également politique, tant en interne qu’à l’égard des pays en développement.
Enfin, il convient d’éviter l’erreur des deux premières phases du SCEQE, où l’allocation gra- tuite a entraîné des profits « tombés du ciel » («windfall profits»), pour les secteurs qui se sont avérés capables de répercuter tout ou partie du coût du carbone. De ce point de vue, la méthodo- logie actuellement discutée pour définir l’expo- sition des secteurs (voir infra) semble aller dans le bon sens.
Concernant le calendrier, les trois institutions semblent d’accord pour écarter l’idée, avancée notamment par la Grèce et l’Italie, d’introduire dans la Directive elle-même, dès son adoption, une liste de secteurs exposés aux risques de fui- tes de carbone. Une telle identification eut été arbitraire car prématurée et trop subjective. Sous la pression des industriels, nombreux sont les États membres qui veulent toutefois avan- cer à juin ou septembre 2009 la date à laquelle sera établie la liste des secteurs et sous secteurs exposés. Cependant, le rapport de la députée Lena Ek (commission ITRE) propose la date du 1er juin 2010, tandis que le rapport d’April Doyle (commission ENVI) contient un amendement de compromis qui retient le 31 mars 2010, les deux rapports préconisant une révision de la liste tous les 4 ans. La Commission souligne l’importance de n’établir cette liste qu’en 2010, non seulement parce que la procédure de comitologie prendra au minimum trois mois, mais aussi pour prendre en compte un accord international qui serait conclu à Copenhague, en toute hypothèse après décem- bre 2009. Une liste établie en juin 2009 ne serait que provisoire, et devrait donc être confirmée ou modifiée ultérieurement, en tenant compte des résultats des négociations internationales, créant une situation de forte insécurité juridique. De plus, l’incertitude sur l’équilibre final de l’accord international qui pourra être trouvé en 2009 ren- forcera la pression des différents secteurs indus- triels pour y figurer, au moins à titre préventif. Une liste établie en 2009 risque ainsi d’être inu- tilement étendue, ce qui enverrait un message contreproductif aux autres Parties impliquées dans les négociations internationales.
Concernant les critères d’identification des secteurs sensibles, l’amendement de compromis proposée par Avril Doyle rejoint globalement la proposition du Royaume Uni, de l’Allemagne et des Pays Bas , laquelle a été reprise par la Com- mission dans un document distribué aux parties intéressées le 26 septembre dernier, qui repose sur une approche en trois étapes :
1. Une analyse quantitative selon deux critères principaux, à savoir :
L’exposition à la concurrence internationale(intensité du commerce international avec les partenaires hors UE, calculée en prenant la valeur des exportations hors UE + la valeur importations en provenance de pays non UE / chiffres d’affaires annuel production UE + importations vers l’UE).
L’impact des achats de quotas (surcoûts directs) et de l’augmentation des prix de l’électricité (surcoûts indirects) sur les coûts de produc- tion (ex : si un tonne de ciment à un coût de revient de 60 euros et qu’on achète 0,9 quota à 20 euros par tonne produite, le coût de produc- tion augmente de 30%).
Sur la base de cette évaluation, les secteurs et sous secteurs seraient classés en quatre catégo- ries : pas exposé ; peu ou modérément exposé ; modérément à fortement exposé ; fortement exposé. Pour éviter toute contestation, il est important de pouvoir atteindre un certain niveau de désagrégation afin que les différents secteurs de production soient pris en compte. Il serait préférable de se baser sur l’augmentation du prix des produits au regard des coûts de production, et de ne pas le rapporter à la valeur ajoutée pour laquelle il sera difficile d’obtenir des données européennes au niveau de désagrégation recher- ché. La Présidence française souhaite introduire une prise en compte d’éventuels changements significatifs des circuits de commercialisation lorsque les coûts de production dépassent un certain seuil, lequel reste à définir. Ses « lignes directrices pour l’approfondissement du travail sur le paquet climat - énergie » proposées dans la foulée du Conseil de l’environnement insistent fortement sur l’intégration dans la Directive de « critères quantitatifs précis »4.
2. Une analyse qualitative qui tiendrait compte des autres facteurs de marché, tels que les coûts de transport, structure et niveau de concentra- tion du marché, effets des politiques et mesures en matière de changement climatique. Le Rap- port Doyle propose d’évaluer la structure du marché en tenant compte de projections, des barrières au commerce à court et long termes, ainsi que des facteurs susceptibles d’influencer les décisions de localisation. Cela comporte le risque de rendre l’évaluation très controversée en pratique, notamment s’il faut élaborer des modèles de projections.
3. Une analyse qui tiendrait compte du résul- tat des négociations internationales. Si la Com- mission juge qu’un accord international satisfai- sant résoudra les questions de fuites de carbone, une approche différenciée selon les secteurs per- mettrait d’identifier l’impact d’éventuelles régu- lations sur les concurents (ex : aciers indien et américain, ciment turc...) et les mesures à pren- dre pour compenser le risque de fuite de carbone s’il persiste.
Il est fondamental que les trois institutions se mettent d’accord sur des critères clairs et opéra- tionnels qui permettent de déterminer, au-delà des circonstances nationales, s’il y a effective- ment des risques de fuites de carbone et dans quelle mesure.
Concernant les mesures à prendre pour réduire les risques de fuite de carbone, un consensus émerge entre États membres sur le principe d’un ajustement de la portion d’allocation gratuite pouvant aller jusqu’à 100 %5. Certains États sou- haitent introduire la possibilité pour les secteurs exposés d’utiliser plus de crédits MOC/MDP, ce qui aurait l’avantage de ne pas envoyer de signal négatif aux pays en développement. Reste tou- tefois à préciser quel serait l’impact de cette mesure sur le niveau d’effort domestique .
La France est relativement isolée dans ses ten- tatives répétées pour introduire un mécanisme d’ajustement aux frontières, presque tous les autres États membres craignant des difficultés de mise en œuvre d’un point de vue pratique (modalités de calcul du contenu en carbone des produits de base concernés) et juridique (com- patibilité avec les règles de l’OMC). L’applica- tion d’une contrainte aux importateurs reste cependant pour la grande majorité des acteurs6 une option à envisager après la Conférence de Copenhague, à la lumière d’un éventuel accord international, de son ambition, ainsi que des pos- sibilités de développer des accords sectoriels qui couvriraient les secteurs exposés. En termes de stratégie de négociation, cette approche est plus constructive, et peut motiver les pays en déve- loppement à s’engager dans des actions visant à progressivement rétablir un niveau compara- ble de compétitivité. Le consensus qui semble émerger au sein du Conseil va dans ce sens, en prônant une approche différenciée en termes de mesures, selon le niveau d’exposition des sec- teurs, qui serait adoptée en 2010 en co-décision par le Parlement et le Conseil. L’évaluation par la Commission des différentes options et la pro- position de mesures appropriées devrait se faire suffisamment tôt (entre juin 2010, comme le demande le rapport Doyle, et juin 2011 comme le propose la Commission) pour permettre l’adoption desdites mesures en co-décision par le Parlement et le Conseil avant le démarrage de la troisième phase du SCEQE en 2013.
1 C’est pourtant ce que tente de faire Silvio Berlusconi depuis le dernier sommet des chefs d’Etat où il a remis en cause l’équilibre économique du Paquet en s’appuyant notamment sur un coût pour l’Italie (calculé par le lobby italien Cofindustria) de 27Md€, très supérieur à l’estima- tion (13Md€) de la Commission [Reuters, 20 Oct. 2008]
2 Voir par exemple « Climate Strategies, 2007 »
3 Brussels European Council 15 and 16 October 2008, Presi- dency Conclusions.
4 « the Directive must lay down precise quantitative criteria making it possible to identify by 2009 a list of sectors and subsectors exposed », Presidency guidelines for further work on the energy/climate package, Brussels, 14 October 2008.
5 Les lignes directrices de la Présidence indiquent que « les secteurs exposés au risque le plus élevé devront pouvoir bénéficier d’allocations gratuites à 100% », op. cit.
6 Seulement en cas d’échec des négociations internationales pour la commission ITRE du Parlement européen.