Des auditions inédites concernant l’avis consultatif demandé à la Cour internationale de justice (CIJ) sur les obligations revenant aux États en matière de changement climatique (Iddri, 2023) se sont déroulées à La Haye pendant deux semaines en décembre dernier1. 96 États et 11 organisations internationales ont présenté leur vision, exprimant notamment leur point de vue sur la manière dont la CIJ doit interpréter les obligations qui reviennent à chacun et, plus important encore, sur la nature et la portée du droit climatique, voire du droit international lui-même. Différentes visions de ce qu’est, et doit être, la « communauté internationale » dans la lutte contre le changement climatique en sont ressorties, et la CIJ doit désormais délibérer, produire un avis consultatif et proposer, in fine, une « doctrine » sur sa conception de la coopération et de la solidarité internationales : confirmation des fractures actuelles, ou opportunité de les dépasser ?

Une procédure ambitieuse

Soulignons d’abord la participation massive des États membres de la CIJ aux auditions. Si aucun pays n’a nié la gravité du problème climatique, des divergences importantes – voire des tensions – sont apparues, quant à l’interprétation des obligations qui leur incomberaient, certains pays se montrant prudents, parfois réticents, sur le fait même de se voir imposer des obligations, quelles qu’elles soient, en dehors du cadre de l'Accord de Paris. Il en ressort dès lors une compréhension du droit climatique assez disparate.

D’autant que les questions posées à la Cour interrogent la nature même du droit international du climat : s’agit-il d’un système « fermé » et limité au régime climat (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, CCNUCC) ou plus « ouvert », voire systémique, pouvant trouver source dans les obligations du droit international général ? Au-delà du régime climatique, le droit international est également questionné : la communauté internationale doit-elle faire preuve de plus de responsabilité, de plus de solidarité ? Ou, au contraire, doit-elle s’en tenir à des obligations a minima telles qu’indiquées dans l’Accord de Paris ?

Trois théories du droit climatique

Pour certains pays, l’Accord de Paris ne serait qu’une Lex Specialis, soit un droit spécifique devant s’appliquer à la question du changement climatique de manière exclusive, sans interférence avec le droit international général ou lien avec les autres branches (biodiversité, mer, droits de l’homme, etc.). Figurent dans ce groupe des pays dont l’économie est majoritairement fondée sur les énergies fossiles2.

Pour d’autres États au contraire, le « régime climat » doit être complété, voire renforcé, par le droit international : droit coutumier (principes du droit international), droits de l’homme, droit international de la mer, ou encore droits des enfants3. Ces pays relèvent de la coalition ayant porté devant l’Assemblée générale la pétition de présenter devant la CIJ une demande d’avis consultatif4.

Le groupe du milieu, le plus fourni, comprend une majorité de pays qui soutiennent que le droit climatique (cf. CCNUCC) ne doit être complété que par une partie du droit international et ses techniques « minimales » d’interprétation. Cela revient ainsi par exemple à s’opposer à ce que le principe de diligence générale puisse compléter les obligations de l’Accord de Paris. Ce groupe estime également que le principe coutumier de la prévention ne doit pas être interprété par la CIJ de manière extensive, car cela viendrait ajouter des obligations climatiques là où, à leur sens, l’Accord de Paris n’en contient pas. En somme, pour ces pays (dont la France), le droit climatique établit déjà des obligations par l’Accord de Paris, et les principes coutumiers du droit international ne pourront venir en aide à la CIJ pour élaborer son avis que s’ils demeurent fidèles à l’esprit de l’Accord, sans ajouter de devoirs supplémentaires.

Un effet « cathartique » de la procédure menée devant la CIJ

La procédure menée devant la CIJ est très différente d’une négociation de type COP. Après un délai de préparation significatif, toutes les Parties ont été entendues sur un pied d'égalité, et de « manière transparente »5, ce qui permet d'analyser les positions avec plus d’acuité et de sérénité que lors des négociations climatiques, au terme desquelles une décision doit être rendue. Par ailleurs, la procédure de demande d’avis consultatif n'est pas une négociation géopolitique, mais relève de l’autorité judiciaire indépendante reconnue par les Nations unies. Enfin, la CIJ n’est pas « spécialiste » du climat, mais son expertise se fonde sur le droit international, tous domaines confondus ; elle pourra ainsi, si elle le souhaite, appliquer sa jurisprudence déjà rodée en matière internationale et environnementale au problème climatique, minimisant par conséquent potentiellement le risque qu’elle se borne à une interprétation restrictive de l’Accord de Paris comme seul fondement légal. L’avis de la Cour pourrait donc significativement renforcer le système de la CCNUCC.

Si certains pays rejettent une vision systémique et adaptative du droit international permettant de lutter contre le changement climatique, les auditions de La Haye ont agi comme une sorte de « catharsis », sans doute clivante, mais salutaire. On connaît maintenant le véritable positionnement de certains États, leurs difficultés, voire incapacité, ou refus, à mettre en œuvre des politiques climatiques effectives et à se voir imposer des obligations trop sévères ou contraignantes, obligeant d’autres pays à se contenter d’un droit international du climat a minima. Certains ont également manifesté leur scepticisme à l’égard de principes fondateurs du droit international, comme les principes de prévention, de responsabilité et diligence ou de coopération. Et certains, tout en affirmant que seul l’Accord de Paris doit s’appliquer en matière climatique, ont cependant soutenu que les principes contenus dans l’Accord, qui trouvent racine dans la convention-cadre, doivent être interprétés avec parcimonie : il s’agit notamment du principe des responsabilités communes mais différenciées (RCD) (Iddri, 2015), dont plusieurs États se sont attachés à « minimiser » le périmètre temporel, géographique et matériel, afin qu’il ne puisse en aucun cas s’appliquer aux émissions dites « historiques » et en dehors de situations très exceptionnelles et circonscrites ; certains États ont même souhaité que la RCD ne s’applique qu’au moment présent6, soulignant la nécessité de comprendre ce principe de manière « dynamique »7.

La CIJ, un acteur clé dans le renforcement du futur droit international du climat ?

Les positions des États sont désormais claires. La CIJ doit répondre aux deux questions posées dans la demande d’avis consultatif déposée en mars 2023 (UNGA, 2023) : « quelles sont les obligations des États en vertu du droit international permettant d’assurer la protection du système climatique et d'autres parties de l'environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et les générations présentes et futures ? » et « quelles sont les conséquences juridiques de ces obligations pour les États qui, par leurs actes et leurs omissions, ont causé des dommages importants au système climatique et à d'autres éléments de l'environnement ? ». Et ainsi, en tant qu’instance indépendante et a priori transparente, une sorte de troisième pouvoir (en parallèle de l’Assemblée générale des Nations unies et des pays eux-mêmes), elle peut venir, en toute neutralité, poser, cadrer, et affirmer ce à quoi chaque État devrait désormais s’attacher : respecter le périmètre juridique d’obligations précises et clarifiées en matière de lutte contre le changement climatique.

La balle est dans son camp : elle peut saisir l’occasion et mettre en avant le lien nécessaire avec le droit international général (devoir de prévention, protection, diligence, coopération) ; ou ignorer l’appel de la communauté internationale la plus vulnérable en décidant d’élaborer une réponse modérée, voire « minimaliste », afin de ne fâcher personne. La CIJ sera-t-elle en mesure de se détacher des intérêts en des uns et des autres ? Pourra-t-elle assumer son rôle jusqu’au bout et ne pas alimenter les fractures qui apparaissent lors des négociations climatiques ? Saura-t-elle être à la hauteur de la tâche « historique » qu’il lui revient ?

Si les enjeux sont de taille, il ne s’agit pas pour autant d’une opportunité « ultime » pour la CIJ, mais plutôt le début d’une nouvelle ère. Il pourra y avoir en effet d’autres avis après celui-ci, de manière à construire peu à peu les bases d’un nouveau droit international qui puisse embrasser pleinement la question climatique. À supposer même qu’elle n’y parvienne pas cette fois-ci, la CIJ pourrait se saisir plus tard à nouveau de la problématique et engager une « révolution », comme l’ont fait récemment la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) et le Tribunal international du droit de la mer (TIDM). 

  • 2

     Les États-Unis, le Canada, la Russie, le Koweït, les pays nordiques.

  • 3

     La Barbade, Chili, îles Cook.

  • 4

     La coalition des petites îles du Pacifique, Colombie, Ghana, Sierra Leone, Liechtenstein, Albanie, Slovénie. 

  • 5

     C. Heri (2024). « An Interim Report on the ICJ’s Climate Advisory Opinion » https://www.justsecurity.org/105917/interim-report-icj-climate-opinion/ 

  • 6

     La CCNUCC ne prend en compte que les émissions de gaz à effet de serre produites après 1990.

  • 7

     Par exemple l’Allemagne.